Alternatives Économiques a demandé à Jean-Paul Fitoussi, président de l'OFCE
et professeur à l'IEP de Paris, de décrypter les causes de la crise et
d'analyser les politiques mises en œuvre pour la combattre.
Quelles sont les causes de la crise actuelle?
Du côté des causes immédiates, la principale est l'emballement du
système financier autour de la croyance qu'il était possible d'obtenir
des rendements toujours plus élevés. Ce "grand mensonge" a consisté à
faire croire à chaque client qu'il lui était possible d'obtenir un gain
supérieur au gain moyen. Ce qui est bien sûr impossible. Ce mensonge
n'a cependant pas été suffisamment dénoncé: si un syndicaliste avait
proposé que chaque salarié gagne davantage que la moyenne des salariés,
il n'aurait suscité que des rires...
Pour essayer de tenir cette promesse, le système financier, et
notamment les banques, ont tenté de se débarrasser des risques par le
biais de la titrisation. Celle-ci a consisté à créer des titres
financiers complexes en mélangeant des créances très risquées et des
peu risquées. Mais, contrairement à ce qu'avaient espéré les banques,
ce ne sont pas au bout du compte les mauvaises créances qui ont été
noyées dans les bonnes, mais l'inverse... On avait oublié une des lois
fondamentales en matière de valorisation: un produit ne vaut que ce que
vaut sa partie la plus fragile. Et, au final, les actifs des banques se
sont évanouis...
Les acteurs financiers ont pour le moins agi avec une extrême
légèreté et un grand manque de compétence. On se demande en effet
comment les banques ont pu croire elles-mêmes à leurs promesses
intenables. Comme elles ont été les premières victimes de la perte de
valeur des créances titrisées, l'ensemble du système financier s'est
effondré. Au point que la solution qui est apparue partout comme la
plus raisonnable a été la nationalisation des banques. Une perspective
totalement incongrue quelques mois plus tôt.
Du côté des causes plus lointaines, mais en réalité plus
fondamentales, on trouve le déséquilibre qui s'aggrave depuis trois
décennies en matière de répartition des revenus, notamment au sein des
pays riches. On a observé une stagnation prolongée des salaires en même
temps que sont apparus de nouveaux produits et services - lecteurs MP3,
téléphones portables... - rapidement considérés comme socialement
indispensables. Du coup, seul un endettement croissant a permis de
donner aux salariés l'impression qu'ils maintenaient leur niveau de
vie. Cette évolution a notamment pour cause ce que l'économiste
américain Richard Freeman appelle le "grand doublement": avec l'entrée
en scène de la Chine et de l'Inde, la population active incluse dans le
jeu de l'échange international a doublé. D'où une pression très forte
sur les salaires. Ce qui est d'ailleurs conforme aux théories de
l'échange: il suffit qu'un facteur de production (en l'occurrence le
capital) soit mobile pour que tout se passe comme si tous les facteurs
l'étaient...
Certains avaient d'ailleurs misé sur les pays émergents pour continuer à tirer l'économie mondiale.
On a rêvé effectivement d'un découplage entre pays émergents et pays
développés. Mais le niveau des interdépendances était tel, en
particulier pour la Chine très tournée vers l'exportation, que cette
perspective était illusoire. Cela a des conséquences très lourdes
d'ailleurs: c'est dans les pays émergents qu'on rencontre les
situations les plus critiques. Une part non négligeable de la
population se trouve replongée brutalement dans la pauvreté, dans des
pays dépourvus de protection sociale. Des Etats qui, comme la Russie,
paraissaient sortis d'affaire, se retrouvent de nouveau en
quasi-faillite.
Une des craintes que l'on peut aujourd'hui à bon droit avoir est que
beaucoup de pays émergents s'effondrent. Nos pays sont parvenus à
garantir leurs systèmes bancaires, mais les Etats de nombreux pays
émergents n'ont pas une crédibilité suffisante pour y parvenir. Il faut
que les institutions internationales et/ou les pays qui ont amassé des
excédents extérieurs importants, comme la Chine et les pays du Golfe,
garantissent les pays qui se trouvent dans des situations de panique
financière.
S'agit-il simplement d'une crise de plus?
Cette crise est inhabituelle. Ne serait-ce que parce qu'elle a
suscité une étonnante réactivité des gouvernements, une situation
inédite en particulier en Europe. Il faut dire que, parce qu'elle est
bancaire, elle porte en elle les germes d'un désastre potentiel.
Puisque la crise est née d'un grand mensonge, elle produit aussi très
logiquement une défiance généralisée. Les agents perçoivent aujourd'hui
tous les risques qu'ils n'avaient pas identifiés hier. Du coup, ils
surréagissent et la crise s'accompagne de taux d'intérêt anormalement
élevés pour les agents économiques. Ce qui risque d'engendrer des
effets de boule de neige cumulatifs à la baisse.
Est-ce du coup le spectre de 1929 qui menace?
Aucune crise ne ressemble à une autre. La crise actuelle présente a
priori plus de similitudes avec la crise japonaise des années 1990.
Néanmoins, la crise japonaise était restée localisée, tandis que
celle-ci est mondiale, comme 1929. Nous n'avons donc affaire ni tout à
fait à la crise de 1929, du fait notamment de la réactivité des
gouvernements, ni vraiment à la crise japonaise...
Certains doutent de l'efficacité des plans de relance et redoutent le gonflement des dettes publiques...
Dans un contexte où la déflation risque de s'installer, les
politiques monétaires perdent beaucoup de leur efficacité. Mais du côté
des politiques budgétaires, la perte de confiance est telle que les
plans de relance massifs risquent aussi de ne pas être efficaces. Dans
le contexte actuel, seule la prise en charge directe de
l'investissement par les pouvoirs publics présente une certaine
efficacité. Il faut également éviter par tous les moyens que l'emploi
ne s'effondre. Et là aussi, seule la dépense publique peut permettre
d'y parvenir.
Quant à la dette publique, il vaudrait mieux en effet qu'elle soit
basse et que les finances publiques soient équilibrées. Mais quand
l'endettement privé s'effondre comme ces derniers mois, il est
indispensable que l'endettement public prenne le relais. Imaginez un
instant ce qu'il adviendrait sinon... De plus, les taux d'intérêt sont
bas pour les Etats solides comme la France. Du coup, c'est une assez
bonne affaire de s'endetter en ce moment.
(...)
Comment jugez-vous la réaction de l'Europe ?
Il s'est indéniablement passé quelque chose: les Européens ont été
capables de mettre au point des plans de sauvetage bancaire et des
plans de relance de taille non négligeable. Pour ce faire, on a mis de facto
entre parenthèses le pacte de stabilité et la politique de la
concurrence. Il demeure cependant en Europe une forte tentation au
chacun pour soi: un pays qui ne relance pas profite en effet de la
relance faite par les autres, sans avoir à en payer le prix en termes
de dette publique supplémentaire. Tous les pays ont mis en oeuvre
finalement, même de mauvais coeur, des plans de relance, mais on n'a
pas pu ne pas constater les réticences allemandes à s'engager dans
cette voie. Le retour à la normale risque de marquer aussi celui des
comportements non coopératifs. L'Europe aurait plus que jamais besoin
d'un gouvernement, mais on n'en prend pas le chemin...
La crise actuelle a relancé le débat sur le protectionnisme...
La crise révèle la distance qui sépare la rhétorique et la réalité à
propos de la mondialisation. Et la réalité n'est pas toujours belle. Du
coup, la tentation protectionniste tend à s'exprimer de nouveau. C'est
déjà le cas, par exemple, avec la dépréciation du yuan, que les
autorités chinoises organisent. C'est le cas également avec les
subventions massives accordées à certains secteurs dans bon nombre
d'Etats. L'urgence l'impose souvent pour éviter la faillite
d'entreprises qui emploient un grand nombre de personnes. Mais ces
démarches devraient obéir à des règles communes, sinon cela revient à
créer de nouvelles barrières protectionnistes, même si elles sont plus
intelligentes que les droits de douanes.
Je
ne crois pas que le protectionnisme puisse être une voie de sortie de
la crise. C'est au contraire un ferment d'aggravation susceptible de
rendre plus violent l'affrontement entre nations. Il ne faut pas pour
autant tomber dans un excès de naïveté. Tous les pays de la planète
pratiquent depuis toujours un protectionnisme camouflé qui consiste à
privilégier l'intérêt général national. Il devrait exister aussi un
intérêt général européen, et j'espère que cette crise contribuera à le
faire émerger.
(...)
Propos recueillis par Guillaume Duval
Commentaires
1. anaflore le 19-02-2009 à 07:58:29 (site)
oui mais les accidents???