Entretien avec Serge Latouche
20 février 2007
« Celui qui
croit qu’une croissance infinie est possible dans un monde fini est
soit un économiste, soit un fou ». Serge Latouche, économiste
enseignant à Paris-XI, remet en cause la logique du « toujours plus » à
l’oeuvre dans nos sociétés, au détriment du bien être commun.
Propos recueillis à Paris le 13 février 2007 par Christophe Schoune
Votre
dernier ouvrage (1), Le pari de la décroissance, met en pièce le
discours dominant fondé sur la nécessité de croissance pour satisfaire
nos besoins...
La croissance, c’est une théorie économique. La
décroissance c’est un slogan qui veut casser la langue de bois car on
ne s’interroge pas assez. Pourquoi faudrait-il plutôt croître que
décroître ? On prend pour fin ce qui ne peut être qu’un moyen. La
croissance pour satisfaire nos besoins, cela a sans doute du sens. Mais
cette croissance est tel un fleuve en crue. La décroissance, c’est la
décrue nécessaire de ce cours d’eau qui inonde tout.
Si on
voulait être rigoureux, il faudrait parler d’a-croissance. C’est-à-dire
rompre avec une religion, un culte, une croyance, une foi qui nous
imprègne tous. On a été formaté par cet imaginaire du « toujours plus
», de l’accumulation illimitée, de cette mécanique qui semblait
vertueuse et qui maintenant apparaît infernale par ses effets
destructeurs sur l’humanité et la planète.
La nécessité de
changer cette logique est de réinventer une société à échelle humaine,
une société qui retrouve le sens de la mesure et de la limite qui nous
est imposée parce que, comme le disait mon confrère Nicolas Georgescu,
« une croissance infinie est incompatible avec un monde fini ». Le
groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution sur le climat
vient justement de repréciser la menace climatique en rappelant la
nécessité de diminuer de 80 % notre dépendance aux énergies fossiles,
d’ici 40 ans, pour éviter la catastrophe...
Cela apporte-t-il de l’eau au moulin de votre théorie de la décroissance ?
Le
concept de décroissance a deux sources : une source anthropologique qui
est la critique ancienne de l’économie, de la modernité et de la base
originelle de « l’homo economicus » et qui a eu son heure de gloire
dans les années soixante-dix. Le message d’Yvan Illich, dont je me
considère comme un disciple, c’est que nous vivrions mieux si nous
vivions autrement.
Autrement dit, il est souhaitable de sortir
de ce système qui nous mène à la catastrophe. Le deuxième volet de la
théorie de la décroissance, lié à l’écologie et au rapport du club de
Rome, notamment, c’est qu’elle est impérative pour des raisons
physiques. Il faut donc mêler les deux : le souhait et la nécessité. On
peut vivre très bien autrement. C’est pour cela que mon dernier livre
est un pari au sens pascalien du terme. Cela vaut le coup, on a rien à
perdre, on a tout à gagner.
La décroissance, c’est l’utopie du XXIe siècle ?
L’humanité
obéit à deux moteurs essentiels, l’idéal, d’abord. Même chez les pires
crapules, il y a toujours une aspiration à un mieux et à un monde
meilleur. C’est important de promouvoir une utopie comme but. Le
deuxième ressort, c’est la contrainte. Et les menaces sont réelles à ce
sujet. Le pari de la décroissance, c’est un pari sur l’avenir et
l’humanité. Que l’humanité éclairée par l’utopie concrète combinée avec
les contraintes soit incitée à prendre la voie d’une démocratie
écologique plutôt que celle d’un suicide collectif. Comme tout pari,
c’est loin d’être gagné.
Mes professeurs d’économie parlaient de
cercles vertueux de la croissance et évoquaient le triangle « gagnant,
gagnant, gagnant ». Mais non, il y a des perdants. Et la nature est
clairement perdante. Le dérèglement climatique actuel, c’est «
seulement » l’effet de la prédation du Tiers-Monde et des trente
glorieuses. Donc, cela signifie qu’on ne ressent pas encore l’effet des
émissions que nous relâchons aujourd’hui dans l’atmosphère. Il est
urgent d’engager un cercle vertueux de la décroissance.
Pour
formuler cette utopie, vous allez à rebrousse-poil de ce qui fait
consensus aujourd’hui. Le développement durable est une notion invoquée
comme un recours par tous les acteurs et vous dites qu’il ne peut mener
qu’à une impasse...
Le développement durable a une fonction
magique et incantatoire. On voit bien que la rupture nécessaire, ce
n’est pas la rupture tranquille de Nicolas Sarkozy. C’est une vraie
rupture avec la logique d’un système qui nous a mené dans une impasse.
Il convient de faire l’analyse du système, voir pourquoi nous en sommes
là et puis d’en changer. On vivrait mieux si on en sortait de ce
système dont nous sommes toxico-dépendants.
Comment ?
Dans
le problème de la drogue, il y a les drogués et les drogueurs. Ces
derniers, on les connaît, se sont regroupés au sein du Conseil mondial
pour le développement durable qui regroupe tous les plus gros pollueurs
de la planète. Soit deux mille firmes transnationales. Et les drogués,
c’est nous. Le problème, c’est que les drogués ont du mal à ne plus
fréquenter leur dealer plutôt que d’entreprendre une cure de
désintoxication. Et comme les drogueurs ne veulent pas que les drogués
se libèrent, rien de tel, dès lors, que de l’euphorisant.
Le
développement durable est la plus géniale invention sémantique pour
tromper les gens. C’est promettre le beurre et l’argent du beurre. On
sait très bien que c’est notre développement et le mythe de la
croissance qui se sont mis en place au XVIIIe siècle nous amènent dans
le mur. Mais notre société, qui ne veut pas changer les choses, préfère
changer le mot en collant au développement un adjectif : le
développement n’est pas soutenable et contre toute évidence on affirme
que l’on va pouvoir soutenir un développement durable.
Vous parlez de bricolage, de concept antinomique et même d’une imposture...
Le
développement durable est pervers parce que de l’extrême droite à
l’extrême gauche, des politiques aux hommes d’affaires, des syndicats
aux médias, tout le monde se met d’accord sur ce concept. Or, le fait
qu’il y ait une telle unanimité devrait être suspect car il est
difficile de concilier des intérêts aussi antagonistes que ceux de la
bourse et de la classe ouvrière...
Que proposez-vous à la place ?
Il
convient d’abord de changer les valeurs et de décoloniser l’imaginaire
du développement comme disait Castoriadis. Et que s’articule un nouvel
imaginaire capable de remplacer celui de la société de consommation et
du toujours plus. Le développement durable, c’est toujours plus, avec
juste un petit peu moins !
L’opinion est-elle prête à accepter la décroissance « raisonnable, sereine et conviviale » que vous proposez ?
Dans
les débats que j’ai eu avec les hommes politiques, certains me disent
on est d’accord avec ce que vous dites, mais comment faire passer cela
dans l’opinion. Ils me disent : jamais nos électeurs n’accepteront la
décroissance. Mais aucun n’a pensé leur demander ! On refuse le débat
démocratique alors qu’une grande partie de la population y aspire : que
l’on songe aux organismes génétiquement modifiés, au nucléaire, aux
nanotechnologies, les débats sont confisqués. En Suisse, contre la
majorité des hommes politiques, les citoyens ont dit non aux OGM... Les
hommes politiques, frileux ou manipulés par les lobbies, renvoient la
responsabilité à l’opinion pour ne pas prendre leur propre
responsabilité. La société dans laquelle nous vivons renforce cette
tendance à la schizophrénie.
Vous plaidez une réduction drastique du temps de travail. Et le reste du temps, on fait quoi ?
On
redécouvre la vie. Le travail est un mot emprunté à un instrument de
torture. Et le travail, aujourd’hui, c’est encore la contrainte, ce
n’est pas l’oeuvre au sens artisanal ou artistique du terme. Non, le
travail c’est la galère. Il faut s’embaucher chez un patron parce que
nous avons été expropriés de nos moyens de production. Et la vraie vie
commence souvent en dehors du boulot.
Dans l’Antiquité, on
discutait des affaires de la cité. Pour nous, retrouver du temps, cela
consisterait à savoir si cela vaut mieux d’utiliser des technologies
qui rendent la vie plus humaine. Il y avait trois dimensions de
l’activité éveillée de l’homme : l’animal qui travaille, l’oeuvre et
l’activité politique. Et en dehors de cela, la vie contemplative, le
rêve, la méditation ou le plaisir de ne rien faire occupaient une
grande place. On ne serait plus capable, aujourd’hui, de jouir du
plaisir de ne rien faire et d’écouter pousser le riz comme on dit au
Laos.
Il convient de reprendre possession de la vie et du temps
: redécouvrir la lenteur, les autres dimensions de l’activité humaine.
De ce point de vue, les 35 heures ont été catastrophiques, parce que
cela a amené un grand nombre de personnes à consommer plus de loisirs
marchandisés plutôt que de retrouver du temps pour eux et s’investir
dans la vie sociale.
Vos propositions ne risquent-elles pas d’accroître les inégalités et le chômage ?
Au
cours des deux derniers siècles, les gains de productivité ont été
multipliés par trente et le temps de travail officiel a été diminué par
deux. L’emploi salarié, lui, a été augmenté par 1,75. Il serait temps
de transformer les gains de productivité en augmentation de l’emploi et
en diminution du temps de travail.
A l’époque de mes études, mes
professeurs parlaient des cercles vertueux de la croissance qui se sont
montrés au fil du temps singulièrement pervers. Avec l’obligation de
réduire notre empreinte écologique, nous sommes engagés dans une guerre
pour la survie de l’humanité. Et la logique de guerre est une logique
de rationnement. S’il n’y a plus d’eau, on la rationnera, ce qui
engendrera une politique de redistribution.
Moins de 20 % de la
population mondiale consomme 86 % des ressources de la planète. Nous
sommes déjà dans l’inégalité criarde. Il faudrait trois planètes si
chaque être humain vivait comme un Européen.
Vous remettez en cause le système. Les individus sont aussi responsables à ce niveau...
Lorsque
j’ai rempli les cases de mon empreinte écologique, je me suis aperçu
qu’il y avait quelque chose qui clochait dans cette affaire :
l’empreinte écologique de la France était inférieure à une planète
jusque dans les années soixante-dix, maintenant nous sommes à trois
planètes comme la Belgique.
Moi, j’étais déjà un adulte à cette
époque-là : est-ce que je mange trois fois plus de viande, est-ce que
je consomme trois fois plus de vêtements, d’eau ou d’électricité
aujourd’hui ? Non. Que s’est-il passé ? La viande que je consomme
maintenant ne provient plus de troupeaux élevés sur les prairies de
Normandie ou du Charolais ; elle provient d’animaux élevés avec des
tourteaux de soja qui sont faits sur les brûlis de la forêt amazonienne
et qui sont mélangés avec des farines animales de mais qui rendent les
vaches folles.
Le yaourt que l’on fabriquait chez soi, on ne
peut plus le faire parce que le lait est trafiqué et parcourt parfois
9000 km en avion ! Les vêtements produits à Lille sont désormais faits
à base de fibres en provenance de Honk Kong. Ce n’est pas notre
consommation qui a explosé, il ne faut donc pas culpabiliser les gens
mais changer le système et s’attaquer aux drogueurs.
Par quels moyens ?
Par
tous les moyens possibles : par le vote, la désobéissance civile, les
fauchages d’OGM... Il y a mille moyens possibles pour remettre en
question la logique de globalisation. Il faut exiger la relocalisation
de l’économie. Il est absurde d’importer de l’eau d’Italie par camion
et d’y exporter la nôtre de la même manière. On raconte cette histoire
désopilante d’un camion qui transportait des tomates élevées sous serre
en Espagne et qui a percuté, sur la nationale 7, un camion qui
transportait des tomates d’Espagne vers la Hollande.
Ceux qui font le choix de réduire leur empreinte et de vivre autrement apparaissent encore comme des extra-terrestres...
Comme
disait Aristote, celui qui vit en dehors de la cité est soit un dieu
soit un démon. C’est une démarche qu’il est difficile d’entreprendre en
solitaire. On a besoin d’être conforté. par les autres. Des initiatives
d’actions collectives se font jour un peu partout. Le fait que l’on
forme une petite société à l’intérieure de la grande est très important
pour conforter ces choix, sinon, cela s’essouffle très rapidement.
L’ivresse joyeuse de l’austérité volontaire, comme disait Illich, est
nécessaire. Mais il faut aider les gens à découvrir ou renouer avec
cela.
Que vous inspire le pacte écologique de Nicolas Hulot ?
Il
y a un décalage entre les faibles engagements demandés aux hommes
politiques et les analyses du pacte. Une chose fondamentale manque :
c’est l’analyse de la logique de fonctionnement des drogueurs. Nous
avons trois pousse au crime dans cette logique du consommer toujours
plus. Primo, la pub. Deuzio, l’obsolescence programmée et tertio, le
crédit.
La pub, c’est le deuxième budget mondial qui pousse les
gens à être mécontent de ce qu’ils ont et n’ont pas. Elle a pour but de
rendre les gens toujours plus insatisfaits. Cette tension psychologique
pèse 500 milliards d’euros de dépenses annuelles. C’est donc 500
milliards de pollution matérielle si l’on songe à nos boîtes aux
lettres, 500 milliards de pollution visuelle à travers les écrans
publicitaires et ces panneaux qui saccagent les vues, 500 milliards de
pollution auditive à travers les émissions et finalement 500 milliards
d’une pollution mentale et spirituelle qui s’insinue partout.
Vous prônez l’interdiction de la pub ?
Tout
programme politique qui voudrait initier cette rupture devrait imposer
une limitation très forte des dépenses de publicité, ce qui aurait pour
effet une dépollution mentale. Quand on veut se sevrer de la drogue,
cela ne se fait pas du jour au lendemain, même si on sait qu’à la fin
on ne piquera plus à la morphine.
Le pacte de Nicolas Hulot
propose notamment de transformer l’économie du tout jetable en une
éco-économie fonctionnelle basée principalement sur la location des
biens, leur réutilisation, leur recyclage et la mise en place de
services susceptibles d’utiliser beaucoup de main d’œuvre...
Ces
analyses sont excellentes. Chaque mois, une trentaine de navires
américains vont déverser des ordinateurs usagés en Afrique. On envoie à
la poubelle des téléviseurs, des magnétos, des téléphones portables que
personne ne peut réparer parce que c’est plus cher que d’acheter du
neuf.
Et pour cause, tout ce matériel est fabriqué par des
travailleurs que l’on paie avec un lance pierres en Asie et qui voyage
avec du kérosène détaxé. Une quantité de métiers intéressants et qui
ont disparu pourraient se développer sur base d’un autre modèle. Même
mes lunettes sont programmées pour êtres jetées. Une des branches a
cassé hier et mon oculiste m’a dit, « Ah ! non cela ne se répare pas,
elles sont faites pour durer deux ans ».