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Titre du blog : L'URBANISTE QUI TENTE L'URBANISME DURABLE
Auteur : urbaniste
Date de création : 23-08-2008
 
posté le 13-06-2009 à 08:33:05

Réconcilier régulation, développement durable et globalisation, par Luc Ferry (IN Le Monde)

Ré-gu-la-tion ! Voilà désormais le maître mot de la politique moderne. Il vaut pour l'économie comme pour l'écologie. De Nicolas Sarkozy à Daniel Cohn-Bendit, du G20 à la récente victoire d'Europe Ecologie, chacun la réclame... sans y croire sérieusement. Sans elle, la politique disparaît au profit d'une logique de développement qui apparaît chaque jour davantage intenable. Pourtant, elle semble hors de portée. La question s'impose donc d'évidence : pourquoi cette sacro-sainte régulation mondiale paraît-elle à ce point nécessaire et utopique, à ce point désirable et hors d'atteinte ?


Réponse elle aussi toute simple : parce que, dans un univers mondialisé, les leviers propres aux politiques nationales deviennent peu à peu insignifiants. Il suffit d'y réfléchir cinq minutes pour s'en convaincre : si nos politiques "locaux" avaient vraiment du pouvoir, il n'y aurait ni crise, ni récession, ni chômage ! Il est donc temps de prendre conscience des défis que nous pose la globalisation et, pour y parvenir, il faut se donner les moyens d'en analyser la structure la plus intime. Il nous faut comprendre enfin comment et pourquoi la globalisation correspond à deux moments cruciaux dans l'histoire de l'Europe, à deux événements majeurs qui font époque chez nous avant de s'étendre au reste de la planète.

Le premier visage de la globalisation s'identifie à la gigantesque révolution scientifique des Lumières. Avec la science moderne, en effet, ce qui apparaît pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, c'est un discours, celui de la raison expérimentale, qui va enfin pouvoir prétendre de manière légitime et crédible valoir pour l'humanité tout entière, pour les pauvres comme pour les riches, pour les Chinois, comme pour les Allemands ou les Français.

 

Au moment où elle prend son essor, cette première mondialisation apparaît portée par un formidable projet de civilisation. Il n'est pas seulement question de comprendre l'univers, de percer ses mystères, de le maîtriser pour le maîtriser, mais il s'agit bel et bien de construire une civilisation nouvelle, d'édifier un monde moral et politique où les hommes seront enfin plus libres et plus heureux. En d'autres termes, l'histoire possède, aux yeux des esprits "éclairés" de l'époque, une finalité supérieure, un sens commun : liberté et bonheur, émancipation des hommes et bien-être enfin démocratisé - ce bonheur dont Saint-Just dira, un peu plus tard, qu'il est "une idée neuve en Europe".

 

La seconde mondialisation, celle dans laquelle nous baignons et qui émerge dans la seconde moitié du XXe siècle avec Internet et des marchés financiers instantanés, représente tout à la fois un produit de la première et une rupture totale avec elle. Ce qui la caractérise au plus haut point, c'est une "chute", au sens biblique ou platonicien du terme. Le projet des Lumières "tombe" en effet dans une infrastructure, celle du capitalisme mondialisé, qui implique une compétition totale, parce que désormais ouverte sur le grand large. Chaque année, chaque mois, presque chaque jour, nos téléphones portables et nos ordinateurs évoluent. Les fonctions se multiplient, les écrans s'agrandissent, se colorent, les connexions avec le Net s'améliorent, etc.

 

Ce mouvement est si irrépressible qu'un fabricant qui ne le suivrait pas se suiciderait. Il y a là une contrainte d'adaptation qu'aucun d'entre eux ne peut ignorer, que cela lui plaise ou non, que cela ait ou non un sens. Ce n'est pas une question de goût, un choix parmi d'autres possibles, mais un impératif absolu, une nécessité indiscutable si l'entreprise qui les fabrique veut survivre. Le constat est banal.

 

Ses conséquences le sont moins. Car dans cette nouvelle donne, l'histoire se meut désormais hors la volonté des hommes. Elle n'est plus aspirée par la représentation de causes finales, d'objectifs grandioses, mais engendrée par la logique automatique, anonyme et aveugle des causes efficientes. Sans doute, la promesse humaniste et républicaine par excellence résidait dans l'idée que nous allions pouvoir enfin, en quittant l'Ancien Régime, faire ensemble notre histoire, prendre part à son élaboration.

 

Et cette promesse qui, de Voltaire à de Gaulle en passant par Hugo ou Jaurès, animait les esprits éclairés, commençait à prendre forme au lendemain de la guerre, par exemple avec le volontarisme gaullien, dans un cadre qui était encore celui de l'Etat-nation. Aujourd'hui, elle est trahie comme jamais. Pour prendre une métaphore banale mais parlante : comme une bicyclette doit avancer pour ne pas chuter ou un gyroscope tourner en permanence pour rester sur son axe, il nous faut sans cesse "progresser". Mais ce progrès induit par la lutte en vue de la survie n'est plus situé au sein d'un projet plus vaste. Il n'est plus intégré dans un grand dessein. Il relève de la seule nécessité - en quoi il n'y a plus de politique de civilisation. Avec la mondialisation de la compétition, l'histoire change donc de sens : au lieu de prétendre, ne fût-ce qu'en principe, s'inspirer d'idéaux transcendants, le progrès, ou le mouvement des sociétés, tend à n'être plus que le résultat mécanique de la libre concurrence entre ses différentes composantes.

 

L'économie moderne fonctionne comme la sélection naturelle chez Darwin : chaque entreprise doit innover sans cesse pour s'adapter, mais le processus global que cette contrainte absolue produit est définalisé. C'est un "procès sans sujet", dépourvu de toute espèce d'idéal commun : qui serait assez stupide pour s'imaginer être plus libre et plus heureux parce qu'il achèterait le dernier modèle de téléphone ou d'ordinateur ? Personne, et pourtant nous l'achèterons. Tel est le monde que nous habitons désormais.

 

De là, le problème numéro un de la politique moderne, problème qui émerge sous le nom de "régulation" aussi bien dans le domaine de l'économie que dans celui de l'écologie, et qui n'est plus lié à l'affrontement droite/gauche : comment reprendre la main sur un cours du monde qui nous échappe ? Comment redonner sens à ce que l'idée républicaine avait de meilleur ? Et à quel niveau cette "reprise en main" peut-elle s'opérer ? L'interrogation plaide en faveur d'une UE politique, car le niveau national n'est à l'évidence plus le bon.

 

De ce point de vue, la victoire éclatante de Daniel Cohn-Bendit aux européennes est une heureuse nouvelle, y compris pour ceux qui ne partagent pas, loin de là, toutes ses idées. Elle signifie deux choses importantes : d'abord que l'écologie rompt enfin avec la tentation du fondamentalisme pour se réconcilier avec la démocratie, le réformisme, voire la logique du marché auquel elle devra s'intégrer pour devenir tout simplement réelle ; ensuite, que ceux qui ont parlé d'Europe dans la campagne ont eu raison de le faire.

 

Car c'est au minimum à son niveau qu'on peut espérer redonner à la politique des marges de manoeuvre. A condition, bien sûr, que nous soyons capables de lui offrir enfin les institutions qu'elle mérite et sans lesquelles elle restera, comme elle l'est aujourd'hui, presque bloquée et, qui plus est, désincarnée, donc inintéressante au possible.


Luc Ferry est philosophe, ancien ministre de l'éducation nationale (2002-2004).

Ce texte est issu des conférences que l'Université de tous les savoirs organise sur le thème "La croissance verte, comment ?" en partenariat avec l'Ademe, la ville de Bordeaux et France Culture (Lemonde.fr et utls.fr). Luc Ferry donnera sa conférence à Bordeaux le 22 juin.