Ré-gu-la-tion ! Voilà désormais le maître mot de la politique moderne. Il vaut pour l'économie comme pour l'écologie. De Nicolas Sarkozy à Daniel Cohn-Bendit, du G20 à la récente victoire d'Europe Ecologie,
chacun la réclame... sans y croire sérieusement. Sans elle, la
politique disparaît au profit d'une logique de développement qui
apparaît chaque jour davantage intenable. Pourtant, elle semble hors de
portée. La question s'impose donc d'évidence : pourquoi cette
sacro-sainte régulation mondiale paraît-elle à ce point nécessaire et
utopique, à ce point désirable et hors d'atteinte ?
Réponse elle aussi toute simple : parce que, dans un
univers mondialisé, les leviers propres aux politiques nationales
deviennent peu à peu insignifiants. Il suffit d'y réfléchir cinq
minutes pour s'en convaincre : si nos politiques "locaux" avaient
vraiment du pouvoir, il n'y aurait ni crise, ni récession, ni chômage !
Il est donc temps de prendre conscience des défis que nous pose la
globalisation et, pour y parvenir, il faut se donner les moyens d'en
analyser la structure la plus intime. Il nous faut comprendre enfin
comment et pourquoi la globalisation correspond à deux moments cruciaux
dans l'histoire de l'Europe, à deux événements majeurs qui font époque
chez nous avant de s'étendre au reste de la planète.
Le premier
visage de la globalisation s'identifie à la gigantesque révolution
scientifique des Lumières. Avec la science moderne, en effet, ce qui
apparaît pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, c'est un
discours, celui de la raison expérimentale, qui va enfin pouvoir
prétendre de manière légitime et crédible valoir pour l'humanité tout
entière, pour les pauvres comme pour les riches, pour les Chinois,
comme pour les Allemands ou les Français.
Au moment où elle prend
son essor, cette première mondialisation apparaît portée par un
formidable projet de civilisation. Il n'est pas seulement question de
comprendre l'univers, de percer ses mystères, de le maîtriser pour le
maîtriser, mais il s'agit bel et bien de construire une civilisation
nouvelle, d'édifier un monde moral et politique où les hommes seront
enfin plus libres et plus heureux. En d'autres termes, l'histoire
possède, aux yeux des esprits "éclairés" de l'époque, une finalité
supérieure, un sens commun : liberté et bonheur, émancipation des
hommes et bien-être enfin démocratisé - ce bonheur dont Saint-Just
dira, un peu plus tard, qu'il est "une idée neuve en Europe".
La seconde mondialisation, celle dans laquelle nous baignons et qui émerge dans la seconde moitié du XXe
siècle avec Internet et des marchés financiers instantanés, représente
tout à la fois un produit de la première et une rupture totale avec
elle. Ce qui la caractérise au plus haut point, c'est une "chute", au
sens biblique ou platonicien du terme. Le projet des Lumières "tombe"
en effet dans une infrastructure, celle du capitalisme mondialisé, qui
implique une compétition totale, parce que désormais ouverte sur le
grand large. Chaque année, chaque mois, presque chaque jour, nos
téléphones portables et nos ordinateurs évoluent. Les fonctions se
multiplient, les écrans s'agrandissent, se colorent, les connexions
avec le Net s'améliorent, etc.
Ce mouvement est si irrépressible
qu'un fabricant qui ne le suivrait pas se suiciderait. Il y a là une
contrainte d'adaptation qu'aucun d'entre eux ne peut ignorer, que cela
lui plaise ou non, que cela ait ou non un sens. Ce n'est pas une
question de goût, un choix parmi d'autres possibles, mais un impératif
absolu, une nécessité indiscutable si l'entreprise qui les fabrique
veut survivre. Le constat est banal.
Ses conséquences le sont
moins. Car dans cette nouvelle donne, l'histoire se meut désormais hors
la volonté des hommes. Elle n'est plus aspirée par la représentation de
causes finales, d'objectifs grandioses, mais engendrée par la logique
automatique, anonyme et aveugle des causes efficientes. Sans doute, la
promesse humaniste et républicaine par excellence résidait dans l'idée
que nous allions pouvoir enfin, en quittant l'Ancien Régime, faire ensemble notre histoire, prendre part à son élaboration.
Et
cette promesse qui, de Voltaire à de Gaulle en passant par Hugo ou
Jaurès, animait les esprits éclairés, commençait à prendre forme au
lendemain de la guerre, par exemple avec le volontarisme gaullien, dans
un cadre qui était encore celui de l'Etat-nation. Aujourd'hui, elle est
trahie comme jamais. Pour prendre une métaphore banale mais parlante :
comme une bicyclette doit avancer pour ne pas chuter ou un gyroscope
tourner en permanence pour rester sur son axe, il nous faut sans cesse
"progresser". Mais ce progrès induit par la lutte en vue de la survie
n'est plus situé au sein d'un projet plus vaste. Il n'est plus intégré
dans un grand dessein. Il relève de la seule nécessité - en quoi il n'y
a plus de politique de civilisation. Avec la mondialisation de la
compétition, l'histoire change donc de sens : au lieu de prétendre, ne
fût-ce qu'en principe, s'inspirer d'idéaux transcendants, le progrès,
ou le mouvement des sociétés, tend à n'être plus que le résultat
mécanique de la libre concurrence entre ses différentes composantes.
L'économie
moderne fonctionne comme la sélection naturelle chez Darwin : chaque
entreprise doit innover sans cesse pour s'adapter, mais le processus
global que cette contrainte absolue produit est définalisé. C'est un
"procès sans sujet", dépourvu de toute espèce d'idéal commun : qui
serait assez stupide pour s'imaginer être plus libre et plus heureux
parce qu'il achèterait le dernier modèle de téléphone ou d'ordinateur ?
Personne, et pourtant nous l'achèterons. Tel est le monde que nous
habitons désormais.
De là, le problème numéro un de la politique
moderne, problème qui émerge sous le nom de "régulation" aussi bien
dans le domaine de l'économie que dans celui de l'écologie, et qui
n'est plus lié à l'affrontement droite/gauche : comment reprendre la
main sur un cours du monde qui nous échappe ? Comment redonner sens à
ce que l'idée républicaine avait de meilleur ? Et à quel niveau cette
"reprise en main" peut-elle s'opérer ? L'interrogation plaide en faveur
d'une UE politique, car le niveau national n'est à l'évidence plus le
bon.
De ce point de vue, la victoire éclatante de Daniel
Cohn-Bendit aux européennes est une heureuse nouvelle, y compris pour
ceux qui ne partagent pas, loin de là, toutes ses idées. Elle signifie
deux choses importantes : d'abord que l'écologie rompt enfin avec la
tentation du fondamentalisme pour se réconcilier avec la démocratie, le
réformisme, voire la logique du marché auquel elle devra s'intégrer
pour devenir tout simplement réelle ; ensuite, que ceux qui ont parlé
d'Europe dans la campagne ont eu raison de le faire.
Car c'est au
minimum à son niveau qu'on peut espérer redonner à la politique des
marges de manoeuvre. A condition, bien sûr, que nous soyons capables de
lui offrir enfin les institutions qu'elle mérite et sans lesquelles
elle restera, comme elle l'est aujourd'hui, presque bloquée et, qui
plus est, désincarnée, donc inintéressante au possible.
Luc Ferry est philosophe, ancien ministre de l'éducation nationale (2002-2004).
Ce
texte est issu des conférences que l'Université de tous les savoirs
organise sur le thème "La croissance verte, comment ?" en partenariat
avec l'Ademe, la ville de Bordeaux et France Culture (Lemonde.fr et utls.fr). Luc Ferry donnera sa conférence à Bordeaux le 22 juin.
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